Seules à Berlin [Nicolas Juncker]

L'auteur : Né en Lorraine en 1973, Nicolas Juncker est un auteur français de bande dessinée. Après des études d'Histoire, il travaille au Conservatoire des Arts de Saint Quentin en Yvelines. Son premier album Le front paraît en 2003. Seules à Berlin, son sixième album, fait partie de la sélection pour le grand prix de la critique 2021.

L'histoire : Berlin, avril 1945. Ingrid est allemande et sort de plusieurs années d’enfer sous le régime nazi. Evgeniya est russe et vient d’arriver à Berlin avec l’armée soviétique pour authentifier les restes d’Hitler. La première est épuisée, apeurée par les « barbares » qu’elle voit débarquer chez elle, tandis que la seconde, débordante de vie et de sollicitude, est intriguée par cette femme avec qui elle doit cohabiter. Mais chacune tient un journal intime, ce qui permet au lecteur de suivre peu à peu la naissance d’une amitié en apparence impossible…

Mon avis : Avril 1945. Berlin tombe et l’Armée Rouge prend possession de la ville. Les derniers hommes présents sont des vieillards où des jeunes formatés par les jeunesses hitlériennes pour se battre jusqu’à la mort. Les femmes sont seules, avec les enfants, et doivent tout gérer dans un champ de ruines et sous les derniers bombardements. Et alors que les occupants font aussi pleuvoir les vexations et les exactions.

Cet album est librement inspiré de deux témoignages de femmes : l’Allemande Ingrid qui se terre sous les bombardements et tente d’échapper aux concupiscences des militaires soviétiques et la Russe Evgeniya, agent interprète au sein du N.K.V.D (police, politique, équivalent russe de la Gestapo), dans un bataillon chargé de retrouver le corps d’Hitler. Evgeniya va se loger chez Ingrid et partager quelques jours avec elle, le temps de mener à bien sa mission. Quelques jours qui leur feront ouvrir les yeux à toutes les deux sur la situation des femmes à cette période, prises dans un combat lancé par des hommes et dont elles sont les victimes, simplement de par leur sexe, et ce qu’elles soient dans le camp des vainqueurs ou dans celui des vaincus.
Le dessin, tout en noir et blanc à peine dégradé de gris par moment, souligne par des traits droits et durs les visages émaciés des protagonistes, suggérant les drames et les atrocités vus ou vécus. À l’inverse, les traits plus en rondeur évoquent l’innocence ou les corps bien portants des corrompus. Les Russes se vengent des horreurs nazies, mais aussi de la terreur que leur propre gouvernement fait peser sur eux. Ils ne marchent pas pour libérer, ils marchent contraints et forcés : la mort est certaine s’ils n’avancent pas face à l’ennemi, la mort est très probable s’ils avancent. Un choix impossible qui ne leur permet pas d’espérer un monde meilleur.

Du noir et blanc donc, uniquement, jusqu’à la dernière planche qui voit apparaître la couleur pour montrer l’espoir renaissant, pour une seule des deux femmes. Car quand tout est détruit, il n’y a plus rien à perdre. Ingrid voit se dresser devant elle un chemin enfin libéré des hommes alors qu’Evgenyia s’avance vers un destin qu’on sait encore bien sombre.

Un point de vue original et un message étonnamment féministe. Saisissant.


Seules à Berlin, Nicolas Juncker
Éditions Casterman
Mars 2020

Commentaires

Alex Mot-à-Mots a dit…
J'ai encore en mémoire ces témoignages de femmes seules dans cette ville en proie aux russes. C'était glaçant.
La chèvre grise a dit…
@ Alex Mot-à-mots : terriblement courant en temps de guerre de la part de l'ennemi, mais c'est surtout de voir que ce n'est pas mieux dans le camp "ami" qui est glaçant. Où qu'elle soit, la femme est mal considérée.

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