Qu'a-t-elle vu, la femme de Loth ? [Ioànna Bourazopoùlou]

L’auteur : Ioànna Bourazopoùlou est née à Athènes en 1968 et travaille avec le ministère grec de la Santé. Ce livre est son 3e roman.

L'histoire : Un cataclysme a englouti l’Europe du Sud et le Proche-Orient, et Paris est devenu un port méditerranéen.
Du côté de la Mer Morte, frappée à nouveau quarante siècles après la disparition de Sodome et Gomorrhe, la terre s’ouvre et un mystérieux sel violet en jaillit. Son goût et ses propriétés en font une denrée indispensable à tous, qui se vend à prix d’or.
Voilà un roman « bizarrissime » : le monde qu’il décrit, situé dans un avenir non précisé, est à la fois agressivement moderne – dominé par une multinationale toute-puissante, la Compagnie – et violemment archaïque.
Dans la Colonie lointaine, l’absence de la technologie moderne nous ramène plus d’un siècle en arrière.
De la science-fiction régressive, en quelque sorte.
À moins que cette histoire ne nous emmène, sans le dire, au cœur présent ?
Elle nous décrit une société totalitaire, organisée à l’extrême, fondée sur le mensonge et la terreur…
D’un côté, à Paris, un personnage minuscule, solitaire, dépressif, affronte un monstre anonyme, la Compagnie, en un combat feutré. De l’autre, dans l’effroyable Colonie, cinq forcenés se déchirent, pantins ridicules dans un tourbillon de péripéties démentes, sanglantes et absurdes.
C’est grotesque et sinistre. Drôle et désespéré.
Qu’a-t-elle vu, la femme de Loth ?, livre ahurissant, roman d’aventures à l’humour grinçant, parabole sur la folie de notre monde actuel et de l’horreur économique.

Mon avis: On parle beaucoup de la Grèce ces derniers temps, mais rarement à cause de sa littérature contemporaine et c'est bien dommage : ce livre montre qu'il y a des auteurs grecs qui méritent d'être connus. Il mélange habilement SF/anticipation et critique de nos sociétés capitalistes oppressantes et aliénantes.
La première chose qu'on remarque est le côté intemporel du roman. On ne peut pas vraiment dire s'il se passe dans le futur ou dans un passé hypothétique car il n'y a aucune réelle indication. Les informations sont assez restreintes : la Méditerranée a englouti de nombreuses terres, Paris est devenue un port. Un sel pourpre aux étranges capacités psychotropes est apparu suite à la Catastrophe. Ce sel est devenu la substance la plus recherchée de la planète. L'exploitation en est aux mains d'une compagnie opaque nommée "les 75", dont le siège est à Paris, que tout le monde craint et considère comme toute puissante. Elle maîtrise tout, anticipe tout.
Le sel n'est exploité que dans une seule colonie coupée du monde, quelque part vers la Mer Morte, coincée entre la mer et le désert. La Colonie est dirigée par un gouverneur omnipotent qui ne communique avec la Compagnie qu'au travers d'une étrange caisse verte que lui seul peut ouvrir en secret. Aucune technologie n'est autorisée dans la Colonie pour ne pas abîmer le sel d'une fragilité absolue.
Il y a clairement un côté régressif car on se croirait plus dans une époque d'après guerre que dans le futur. L'auteur insuffle une ambiance très coloniale, façon république bananière ou ilot perdu dirigé par un dictateur local. Même si ça n'a rien à voir, ça m'a fait penser à un film de Werner Herzog avec Klaus Kinski, Fitzcarraldo, qui se passe en Amazonie avec cette démesure absurde dans une moiteur assommante, perdu au milieu de nulle part. A y repenser, même ce Paris semble rétro voire onirique. En fait, ce sentiment doucereux et rêveur est prédominant dans tout le récit, comme si tout flottait dans cette brume opaque et toxique qui entoure souvent la Colonie. Les limites entre réalité et hallucinations, parfois collectives, sont de moins en moins claires plus on avance dans le récit.
Je ne vais pas dévoiler l'intrigue du livre, qui garde son mystère suffisamment bien caché jusqu'au bout. C'est un roman où alternent 2 trames : d'un côté les lettres écrites par les 5 colons pour expliquer (ou justifier) les événements qui se sont passés suite à la découverte du corps du gouverneur ; de l'autre, le regard sur ces lettres de celui qui est chargé, à Paris, d'interpréter leur contenu pour le compte de la toute puissante Compagnie. Les 5 colons expliquent leur lente progression vers la folie, leur terreur face à la froideur calculatrice et implacable de la Compagnie et les événements étranges qu'ils subissent ou qu'ils vont provoquer, eux-mêmes effrayés par les conséquences de leurs actes. Ces personnages sont tous des êtres brisés qui fuient leur sombre passé en se cachant dans la Colonie. Mais ils ont passé un marché démoniaque car la Compagnie sait très bien utiliser leurs faiblesses pour les manipuler.
Le personnage du lecteur, Phileas Book, fuit son passé d'une manière différente : sa vie s'est arrêtée nette le jour de la Catastrophe. Depuis, il vit en suspens, recherchant des indices dans les lettres reçus par le Times pour retrouver la trace de ceux qu'il a perdu, tout en sachant fort bien qu'il ne les retrouvera jamais. Il va devenir complice de la Compagnie contre une belle somme d'argent. Comme on peut l'imaginer, cette aventure va lui fournir  une porte de sortie : rédemption ou pas...
Bien évidemment tout ceci est également symbolique de la lutte des opprimés contre les machines déshumanisantes du pouvoir et de l'argent, contre les puissants qui croient pouvoir manipuler les foules comme bon leur semble. L'idée est poussée à son paroxysme et l'auteur laisse entendre que le but ultime de la Compagnie est d'obtenir que les membres de la Colonie s'auto-gèrent eux-mêmes sans qu'aucune forme de pression ne leur soit réellement appliquée : la manipulation parfaite où les règles d'oppression sont tellement ancrées dans les esprits que les gens se les appliquent eux-mêmes.
Au final, je ne saurais trop conseiller de se plonger dans ce surprenant livre qui présente une critique sociétale de manière très originale entre science-fiction et onirisme. Je trouve également qu'il y a une étonnante résonance avec les événements récents en Grèce et en Europe, confrontant les peuples entiers à cette machine froide et terrifiante qu'est devenu le système financier. Mais, je vous laisserai découvrir par vous-même l'issue de ce combat ancestral entre les puissants et les misérables...

Et bien sûr l'avis de Loesha, qui m'a gentiment prêté ce livre et que je remercie !

Commentaires

SBM a dit…
eh bien, c'est une vraie découverte ! Je n'ai jamsi entendu parler de cette auteur, ni même de la maison d'édition me semble-t-il... ça a l'air intéressant en effet.
Alex Mot-à-Mots a dit…
Voilà, toute la journée je vais donc me demander ce qu'elle a bien pu voir.
gruikman a dit…
@SBM: tu peux te lâcher, ça change pas mal des autres lectures en fait!
@Alex: attention spoiler, je vais te le dire: La femme de Loth a vu... non je déteste les spoilers, je ne peux pas le dire :D (d'ailleurs oui vraiment qu'a-t-elle vu la femme de Loth???)
Marie a dit…
J'aime bien lorsque les livres nous offrent des civilisations totalement ré-inventées. Je note le titre !
Loesha a dit…
Contente que tu ais apprécié... je ne savais pas à quoi m'attendre quand je l'ai reçu d'un partenariat Babelio. Bonne surprise, car ce livre mériterait d'être plus connu !
Il va falloir que je pense à approfondir le sujet des auteurs de SF grecs contemporains, à priori il y en aurait plusieurs d'assez intéressant...
gruikman a dit…
Yep merci pour la découverte! Je suis aussi curieux de voir les autres auteurs du cru:D... On va faire un cycle "la SF Grèce"! Avec ce qu'il leur arrive en ce moment, c'est assez porteur je pense!

Posts les plus consultés de ce blog

La cité Abraxas

Thérapie [Sebastian Fitzek]

Musée du Quai Branly #4 : Amériques